Par Carla Beauvais
Je suis assise dans la salle de triage de l’urgence de l’hôpital Juif. J’ai mal. Une douleur peu commune qui me fait redouter le pire. Soudainement, une femme le visage complètement meurtri pénètre dans la pièce. Elle est accompagnée d’un homme qui tente d’expliquer à l’infirmière qu’elle a besoin de soins urgents.
La femme semble déboussolée, perdue, désemparée. L’infirmière a beau leur demander ce qui s’est passé, aucun d’eux ne veut répondre. L’homme reste évasif sur les incidents et sourit parfois aux questions posées. La femme répète sans cesse qu’elle ne se souvient de rien, que tout s’est passé trop vite. L’espace d’un instant, j’oublie ma propre douleur, tellement celle de cette inconnue me semble vive et lancinante. Ses lèvres sont ensanglantées, ses yeux bombés et obstrués par les coups qu’elle a encaissés. Ses traits sont méconnaissables. Elle est complètement défigurée par cette violence déchainée. On aurait dit un boxeur déchu au 12e round. Dans mon esprit et celui de l’infirmière, il n’y aucun doute sur l’origine des coups.
L’infirmière demande à l’homme de quitter la pièce. Elle a peut-être espoir que la victime se confie à elle, loin de son bourreau. Rien n’y fait ! Elle jette des regards furtifs à travers la vitre de la salle de triage et quand l’infirmière se met à être trop insistante, la femme demande que son conjoint puisse venir la rejoindre. J’avais tellement envie de la serrer et de lui dire de laisser à tout prix ce salaud, mais je suis restée là assise sans rien dire, immobile à regarder la souffrance de cette femme, en priant que Dieu puisse la protéger et en maudissant cet homme, ce monstre, ce lâche pour l’horreur qu’il lui a faite subir.
Quelques minutes plus tard, j’ai été transférée. J’ai quitté la pièce le cœur lourd et l’esprit perturbé. C’est une chose de lire ou d’écouter des récits de femmes violentées, c’en est une autre d’être témoin oculaire de cette violence souvent sourde et invisible. Dans les cas de violence conjugale, le déni de la violence est souvent un point commun entre le conjoint et la victime. Je n’ai pu m’empêcher de constater que cette femme aussi occultait l’anormalité de ce qu’elle était en train de subir pour protéger l’homme qu’elle croyait aimer. Nous sommes plusieurs à avoir eu ce réflexe de survie.
Alexandra Lange a écrit un livre où elle décrit son calvaire de femme battue. Dans Acquittée : Je l’ai tué pour ne pas mourir, une phrase m’a marquée : « La violence conjugale est un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage : la capacité de discernement, la faculté de se révolter, le bon sens. C’est comme une maladie qui gagne chaque jour du terrain parce qu’on ne prend pas le temps de la soigner, occupé que l’on est à gérer le quotidien”.
Voir la détresse de cette femme m’a projetée dans les moments les plus sombres de ma vie. Les moments où, moi aussi, j’ai accepté de subir de la violence psychologique au nom d’un amour impossible. L’amour n’est pas colère. L’amour n’est pas rage. L’amour n’est pas mensonge, ni manipulation. Les dérives de l’amour ne peuvent s’excuser par l’abus de drogues ou d’alcool. Certains hommes ne méritent pas d’être aimés tout simplement, il est parfois difficile de l’accepter. Chaque jour, je remercie la vie de m’avoir épargné de la déshumanisation de mon corps. D’avoir arrêté la spirale avant qu’il ne soit trop tard.
Le souvenir de cette femme hante mes pensées depuis que nos destins se sont croisés. Je sais pertinemment que les marques et blessures infligées qui sont visibles sur son corps ne sont qu’une infime partie de l’affliction quotidienne qu’elle doit porter en silence. La violence physique est impardonnable. Rouer de coups une femme est un acte d’une lâcheté sans nom et les torts causés sont à jamais irréparables. Il y a aussi la violence sournoise. Celle qui n’est pas visible à l’œil. Celle qui ronge de l’intérieur, qui fait mal au plus profond de l’être et dont personne ne peut réaliser l’étendue.
On a fini par découvrir la raison de mes douleurs et j’ai dû être opérée d’urgence. De retour à la maison, j’ai entamé ma convalescence. J’en avais beaucoup sur les épaules, mais le visage ensanglanté de cette femme me revenait sans cesse. C’est souvent à travers l’écriture que je trouve les mots pour exprimer mes sentiments les plus profonds. J’ai donc écrit ce texte pour cette inconnue, pour moi et pour toutes les femmes qui souffrent en silence.
Pour le meilleur et pour le pire
S’engager pour le meilleur et pour le pire
Sans prendre la mesure de ce qu’il faut pour tenir
On le sait très bien que du meilleur il ne reste plus rien
On s’accroche tout de même aux souvenirs des temps lointains
On nous a bourré le crâne de “pour le meilleur et pour le pire”
Ne réalisant pas à quel point le pire peut faire mourir
On reste par amour, par doute, dans la ligne de mire
De ces hommes qui nous extirpent toute envie de vivre
Après chaque raclée, ils balancent le même refrain
C’est la dernière fois, répétition de cet engrenage malsain
Qui nous pousse à croire qu’après avoir osé le pire
La seule issue n’est pas celle de fuir
Il n’y aura pas de beau temps après cette saison
Peu importe les promesses vides et les raisons
La violence ne s’arrêtera pas aux coups de poing
Tant qu’elle n’aura pas tout détruit sur son chemin
Le corps et le cœur en fragments
On se demande pourquoi et comment
On en est arrivé à croire que pour être aimé
Il faut être prêt à tout pardonner
Arrêtons les “pour le meilleur et pour le pire” lancés à profusion
Qui tiennent en otage les victimes dans des idéalismes prison
Il ne faut pas tirer le meilleur du pire comme on se plaît à dire
Il faut rejeter le pire avec toute la force qu’on a de vivre
Il faut partir pour le meilleur et pour survivre
Sans savoir ce que nous réserve l’avenir
Partir avec le seul et unique désir
De laisser derrière nous tout le pire.