Agnes courait si vite qu’elle en a fait un métier. Elle qui a quitté jeune sa famille pour s’entraîner ailleurs. À haute altitude dans l’Iten, au Kenya où elle était née, pour que son corps s’adapte aux conditions difficiles. À l’aridité de l’air. Que contre tout, ses jambes continuent d’aller l’une au-devant de l’autre.
J’imagine les entraînements qui se succèdent, les muscles sous tension. La fatigue, les maux de tête, la peur de ne pas y arriver. Tout faire et au-delà pour exceller. Pour devenir l’une des meilleures au monde. Troisième du monde au 10 000 mètres en 2019. Championne du monde de cross-country. Quatrième au 5000 mètres à Tokyo.
Je ne sais pas où elle rangeait ses médailles. Une photo montre sa mère avec un trophée de sa fille dans les mains. Peut-être que tous ses prix, c’est à elle qu’elle les confiait.
C’est arrivé le 13 octobre dernier.
Il aurait appelé les parents d’Agnes en pleurant et en leur disant qu’il avait fait quelque chose de mal. Ensuite, il s’est enfui.
Agnes, elle, n’a pas pu faire comme celui avec lequel elle partageait sa vie. Elle n’a pas pu s’enfuir. J’aurais voulu qu’une nouvelle fois, elle prenne ses jambes à son cou. Qu’elle puisse le semer pour de bon. Mais je ne peux pas refaire l’histoire. Désormais, elle ne courra plus.
Le pays est en deuil. On parle du bout des lèvres de la pression qui repose sur des femmes comme elles. Qui sont parfois dans des relations toxiques avec des hommes attirés par leur argent, qui convoitent une part du gain. On parle de ces camps d’entraînements où des hommes rapaces rôdent autour de ces femmes, souvent très jeunes, encore des filles, éloignées de leur famille. On parle de tout ça, peut-être que ça en sauvera d’autres, peut-être que d’autres partiront, arriveront à partir à temps. À se mettre à courir pour échapper à la menace.
Les photos défilent. Sur la plupart, elle porte une médaille. C’est toujours les mêmes mots, désormais, pour parler d’elle. « Son sourire qui illuminait une pièce ». « Un destin brisé ». « Un grand espoir pour l’athlétisme ». Je parcours les pages, les articles, sur Agnes Tirop. Agnes courait vite, elle courait longtemps, mais aujourd’hui, je n’arrive nulle part à trouver une vidéo d’elle où je la vois courir librement, sans qu’avec ces images d’elle où elle apparait, magnifique et souveraine, on ne mentionne aussi la brutalité de sa mort. La violence prend toute la place, l’empêche de briller comme elle aurait dû briller. Il faut fermer les yeux, un instant, la faire courir à l’intérieur de soi, dans sa tête, dans son cœur, pour qu’elle échappe, en rêve au moins, à l’injustice qui l’a fauchée.
À nous toutes, je souhaite de conserver à l’intérieur de soi l’image d’Agnes qui court, qui continue à courir, qui ne sait pas s’arrêter. Qui nous donne de l’énergie, du souffle, de la grâce, à nous toutes. Qui nous donne un élan, aussi. Pour partir quand il le faudra. 1, 2, 3, go.