C’est avec fierté que nous célébrons aujourd’hui le 30e anniversaire du jugement historique de la Cour suprême du Canada, rendu le 28 janvier 1988 dans la cause du Dr Morgentaler, accusé avec les Drs Scott et Smoling, de pratiquer illégalement des avortements dans sa clinique de Toronto. Cette décision invalidait les dispositions de l’article 251 du Code criminel en vigueur depuis 1969 qui légalisait l’avortement pour des raisons thérapeutiques c’est-à-dire uniquement si la continuation de la grossesse mettait en danger la vie ou la santé de la mère.

Dans leur décision, les juges du plus haut tribunal du pays ont estimé que la procédure pour obtenir un avortement thérapeutique portait atteinte au droit à la sécurité de la femme enceinte garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés mais aussi à son intégrité physique et émotionnelle. Pour sa part, la juge Wilson a affirmé que le droit à la liberté énoncé dans ce même article « garantit à chaque individu une marge d’autonomie personnelle sur les décisions importantes touchant intimement à sa vie privée » et que le droit à l’avortement appartient à cette catégorie de décision. Les juges ont également affirmé que le fœtus n’est pas une personne humaine tant qu’il n’est pas sorti vivant du sein de la mère.

Ainsi, outre le fait qu’il décriminalisait l’avortement, ce jugement reconnaissait à plus de la moitié de la population canadienne et québécoise, le droit de contrôler son corps, sa capacité reproductive, c’est-à-dire de décider de se reproduire ou non et si oui, de décider du nombre d’enfants et du moment de leur naissance. Plus globalement, cela signifie le pouvoir de contrôler sa vie, ce qui n’est pas rien puisque la responsabilité et la charge des enfants incombaient et incombent encore aujourd’hui principalement aux femmes!

Depuis 1988, la Cour suprême a renforcé et complété ce jugement à quatre reprises : l’arrêt Daigle (1989), l’arrêt Sullivan et Lemay (1991), l’arrêt Office des services de garde à l’enfance et à la famille (1997) et l’arrêt Dobson (1999). En plus de refuser de reconnaître des droits au géniteur, elle a réaffirmé que le fœtus n’est pas une personne juridique jouissant de droits, que seule la femme peut décider d’interrompre une grossesse et a reconnu aux femmes enceintes le droit à la vie privée, à l’autonomie, à la liberté et à l’égalité.

Nous nous réjouissons de ces gains majeurs sur le plan juridique, mais également des échecs répétés du mouvement anti-avortement, sur le plan législatif, visant à recriminaliser l’avortement. Ainsi, à la suite de la tentative ratée (projet de loi C-43) du gouvernement conservateur de Brian Mulroney en 1991, pas moins de 48 motions ou projets de loi privés furent déposés à la Chambre des communes par des députés « du caucus pro-vie ». Mais aucun n’a été adopté, pas même sous le gouvernement de Stephen Harper! Bien que la majorité des partis politiques représentés au Parlement canadien soient pro-choix, nous aurions des raisons de craindre l’élection d’un éventuel gouvernement conservateur dirigé par Andrew Scheer, un fervent militant anti-avortement.

Aujourd’hui et depuis toujours, un des principaux enjeux demeure l’accès à des services d’avortement. Aussi, dès le début des années 1980, les militantes regroupées en coalition (groupes féministes, politiques, communautaires et syndicaux) entreprirent la bataille des services : « À quoi ça sert d’avoir un droit si on ne peut l’exercer ». Elles n’ont cessé de réclamer et ont obtenu des services d’avortement de qualité, accessibles partout au Québec. Quant à la gratuité complète, il aura fallu attendre une décision de la Cour supérieure du Québec en 2006, qui concluait que le gouvernement du Québec violait sa propre loi en obligeant les cliniques privées et les centres de santé des femmes à réclamer des frais supplémentaires aux femmes pour des services déjà assurés. Cette décision réparait une injustice exercée à l’endroit des femmes qui goûtaient à la médecine à deux vitesses depuis plus de 30 ans!

Cette longue lutte, soutenue par une opinion publique majoritairement favorable au libre choix, a porté ses fruits. Ainsi en 2016, le Québec dispose d’un peu plus de la moitié des ressources en avortement existant au Canada, soit 50, lesquelles sont désormais protégées par une loi qui interdit aux manifestants anti-choix de s’en approcher à plus de 50 mètres. Nous ne pouvons nier que cette situation soit enviable, mais l’accessibilité ne se mesure pas uniquement au nombre de ressources disponibles. En effet, la FQPN constatait en 2014 leur répartition inégale sur le territoire alors que 12 régions sur 17 disposaient d’un ou deux points de services, que 20 des 48 points de services existants pratiquent des avortements une seule journée par semaine, que le délai d’attente varie de trois à cinq semaines dans 21 d’entre eux, et enfin que 22 d’entre eux ne disposent pas de tables gynécologiques adaptées pour les personnes à mobilité réduite.

À ces obstacles s’ajoutent entre autres, la difficulté d’obtenir de l’information sur les services disponibles ou les démarches à entreprendre, le recours de plus en plus fréquent aux boîtes vocales, les coûts (transport, hébergement à assumer lorsqu’on doit se déplacer en dehors de sa région pour avorter, et ceux reliés à l’avortement lui-même lorsqu’on ne possède pas de carte d’assurance maladie.

L’accès aux services d’avortement est également restreint lorsque ces derniers ne sont pas inclusifs. La discrimination – tout comme le manque de pratiques inclusives explicites dans la prestation de services – peut inciter les personnes à retarder ou à se priver de services de santé nécessaires au point de mettre leur état général de santé en danger. Lorsqu’il s’agit de voir à leurs besoins en matière de santé reproductive, la situation est inquiétante pour les personnes jeunes, sans statut, incarcérées, trans, non-conformistes dans le genre, racisées, autochtones ou en situation de handicap. Le fait d’assurer un accès équitable à la gamme complète de services de santé reproductive – dont l’avortement – nécessite également de tenir compte des barrières complexes auxquelles sont confrontées plusieurs populations et de chercher activement à les démanteler. C’est pourquoi, au cours des dernières années à la suite de nos réflexions dans une perspective de justice reproductive, notre regard s’est déplacé et élargi, nous conduisant à prendre en compte dans nos analyses et revendications la réalité des personnes et des groupes dont les voix sont moins souvent entendues en matière d’avortement.

Bien que le nombre d’avortement ait diminué au cours des dernières années pour se stabiliser autour de 25 000 annuellement, nous sommes convaincues que l’avortement n’est pas utilisé comme moyen contraceptif ni surutilisé. Mais dans la mesure où il n’existe pas de méthode contraceptive efficace à 100 %, que trop de relations sexuelles sont vécues dans un contexte de violence conjugale, de relations inégalitaires ou imposées par la force, qu’il y aura toujours des femmes cisgenres[1] et des personnes trans ou non binaires, qui ne souhaiteront pas avoir d’enfant et d’autres qui voudront en limiter le nombre, que l’instabilité des couples et la précarité financière ne sont pas des situations exceptionnelles, le recours à l’avortement sera toujours nécessaire et c’est pourquoi, il doit être considéré comme un service essentiel.

Nous continuerons d’exercer une vigilance à l’égard de l’accessibilité et la qualité des services en avortement au Québec, soumis comme les autres services au régime d’austérité du gouvernement libéral. Nous continuerons de revendiquer la gratuité de la contraception et une éducation à la sexualité qui soit positive, inclusive et émancipatrice, dans le respect de soi et des autres, de réclamer des mesures sociales et économiques permettant d’éduquer des enfants dans des conditions décentes. Et nous disons à M. Legault qu’il ne réussira pas à nous convaincre de peupler le Québec avec des p’tits chèques. Nous lui suggérons plutôt de relire les nombreux mémoires que nous avons présentés au gouvernement depuis des décennies, il y trouvera des solutions très intéressantes mais aucune n’est magique.

Depuis 1977, nous déclarons sans relâche « Nous aurons les enfants que nous voulons » et depuis 1988, face à toute tentative de recriminaliser l’avortement, « Criminel.le.s plus jamais! » et nous n’avons pas changé d’idée !

Groupes signataires

1. La Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec (FAFMRQ)
2. Fédération des maisons d’hébergement pour femmes (FMHF)
3. L’Alliance des maisons d’hébergement de 2e étape pour femmes et enfants victimes de violence conjugale
4. Le Collectif pour le libre choix de Sherbrooke
5. Head and Hands/ À deux mains
6. SOS-Grossesse Québec
7. Grossesse-Secours
8. Table de concertation des groupes de femmes du Bas-Saint- Laurent
9. Condition féminine CSN
10. Clinique Morgentaler de Montréal
11. Réseau d’action pour l’égalité des femmes immigrées et racisées (RAFIQ)
12. Regroupement des Femmes de la Côte-de- Gaspé
13. Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS)
14. Clinique des femmes de l’Outaouais
15. Réseau des Tables régionales de groupes de femmes du Québec
16. Fédération des femmes du Québec (FFQ)
17. Réseau d’action des femmes handicapées du Canada (DAWN-RAFH)
18. Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine (CDEACF)
19. L’R des centres de femmes du Québec
20. Réseau des lesbiennes du Québec – femmes de la diversité sexuelle. (RLQ)
21. Action santé femmes (RQASF)
22. Table de concertation du mouvement des femmes de la Mauricie (TCMFM)
23. Action Canada pour la santé et les droits sexuels
24. Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec?FIQ
25. Centre Au Cœur des Femmes
26. Relais-Femmes
27. Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale
28. S.O.S Grossesse Estrie

[1] Se dit d’une personne dont l’identité de genre correspond au sexe qui lui a été assigné à la naissance.

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La décriminalisation de l’avortement : 30 ans déjà!


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